Kanny west est particulièrement connu pour ses tweets, ses petites amies, sa musique évidemment et d’autres choses dont nous ne parlerons pas ici par manque d’expertise..
Mais ce que l’on sait moins c’est à quel point cet artiste maîtrise la littérature en économie industrielle et particulièrement les concepts développés par notre prix Nobel national (Jean tirole en 2014), c’est dire !
Kanye West a récemment surpris tout le monde en décidant de distribuer son nouvel album The life of Pablo exclusivement sur la plateforme de streaming Tidal et donc de renoncer à le vendre sur Itunes, Deezer, Spotify et même de le distribuer au format CD (sisi ça se vend encore le CD).
Sa décision a été vivement critiquée par les fans et les observateurs au titre qu’elle contraint la diffusion de son album et prend en quelque sorte le fan en « otage » l’obligeant à s’abonner à Tidal pour pouvoir écouter le dernier opus du rappeur…et pourtant
Les marchés bifaces
Les plateformes de streaming comme toutes les plateformes sont des marchés bi-faces (nous en avons déjà parlé ici), en résumé elles sont des lieux de rencontre entre vendeurs et acheteurs, ici les vendeurs sont les artistes (ou les maisons de disques) et les acheteurs sont les consommateurs de musique. Ces plateformes génèrent une dynamique particulière appelée « effet de réseaux », plus il y a d’artistes plus les consommateurs voudront s’abonner à la plateforme et plus il y aura d’abonnés plus les artistes auront intérêt à être présents sur la plateforme. Se pose ensuite le problème classique de l’oeuf et la poule si il n’y a pas beaucoup d’artistes il n’y a peu d’abonnés et inversement d’où la difficulté de faire venir l’une des deux faces du marché en premier pour attirer l’autre…c’est LE problème des plateformes.
L’autre question qui intéresse les économistes est de savoir si plusieurs plateformes peuvent coexister ou si l’une d’entre elles va rafler toutes les parts de marché.
Le multi-homing
En observant le marché du streaming musical vous constatez que de nombreux acteurs coexistent (deezer, spotify, Apple music, Tidal, Amazon prime music, Google play music, Raphsody, Pandora…), c’est en partie parce que le « multi-homing » est une pratique courante du coté des artistes. Cela signifie qu’un artiste peut être présent sur plusieurs plateformes à la fois, voire toutes ! Du coté des internautes le « single-homing » est plutôt de mise, en règle générale on ne s’abonne pas à plusieurs plateformes on en choisit une ! L’une des conséquences est que les plateformes se battent plutôt pour avoir des internautes d’où la politique de prix attractive, les mois offerts et les écoutes gratuites, à l’inverse les artistes étant présents partout ils sont moins rares et donc moins chouchoutés par les plateformes (ce qui peut en passant expliquer les tensions entre eux et les plateformes sur la rémunération des écoutes). Retenons qu’en général le single-homing favorise la concentration du marché.
Kanye West et Tidal ont tout compris…en théorie
d’une certaine manière Kanye West inaugure le « single-homing » coté artiste et Tidal le « contrat d’exclusivité » coté plateforme….le consommateur qui souhaite écouter Kany West doit donc s’abonner sur Tidal et nulle par ailleurs ,c’est le meilleur moyen de prendre des parts de marché aux concurrents et ça semble marcher puisque la plateforme enregistre une forte croissance de ses abonnements (même si elle reste loin derrière les acteurs dominants de ce marché). Notons que Rihanna et Beyoncé avait préparé le terrain en donnant une exclusivité temporaire à la plateforme sur un album et un single …
Si les artistes font ce choix sur Tidal c’est aussi parce qu’ils sont actionnaires…
et cette stratégie prend le secteur à contre-pied, plutôt que de séduire les consommateurs pour faire payer les artistes, Tidal choisit de séduire les artistes (en leur offrant une autre forme de rémunération que les écoutes) et de faire payer les utilisateurs sur la base de l’accès à des contenus exclusifs…
C’est la bonne stratégie dans un marché naissant à fortiori lorsque vous êtes « petit ». Si vous proposez la même chose que les gros vous avez peu de chance de les rattraper il vous faut donc une stratégie qui favorise le « single-homing » … Regardons l’industrie du jeux vidéo qui est un exemple souvent donné lorsqu’on parle de marché bi-faces. Ce graphique est extrait de Landsman, et Stremersch (2011) et montre la manière dont l’industrie du jeu vidéo est passée du single au multi-homing au cours du temps (en ordonnée un indicateur de multi-homing)
Au début il faut faire sa place, attirer les utilisateurs qui eux « single-home » (à l’exception de quelques serial gamers qui achètent toutes les consoles). Les consoles font en sorte d’avoir des jeux en exclusivité (rappelez-vous au tout début Mario_nintendo vs Sonic_sega). Puis au fil du temps lorsque le marché est mature et les consommateurs équipés il vaut mieux multiplier les contenus pour profiter des effets de réseau, d’où le passage « au multi-homing » du coté des éditeurs de jeux.
Le streaming a jusqu’à maintenant suivi le chemin inverse (multi-homing coté éditeur) d’où les très nombreuses plateformes au contenu faiblement différencié. Kany West a donc ouvert une brèche plus cohérente avec la stratégie d’un nouvel entrant faisant face à des acteurs ayant déjà une forte base installée de consommateurs et qui pourrait, si la tendance au single-homing coté artiste se généralise, lancer un grand mouvement de concentration du marché, et peut-être même « une guerre de standard » à l’issue incertaine et où avoir le bon contenu au bon moment peut s’avérer déterminant !
en tout cas il n’est pas rare en physique de voir un prix Nobel récompenser des chercheurs qui valident empiriquement des prédictions théoriques anciennes alors pourquoi Kany West ne pourrait-il pas prétendre à la récompense suprême pour ses travaux empiriques sur les marchés bifaces (prix à partager avec Jay-Z pour la stratégie générale de Tidal) ?
nb: il est important de noter qu’il y a des raisons qui peuvent expliquer le multi-homing des artistes et qui marquent une différence avec l’industrie du jeu vidéo. La principale est que sur les plateformes de streaming l’artiste n’est rémunéré pour la consommation de son oeuvre que via la plateforme alors que le « gamer » achète directement le jeu auprès de l’éditeur. On peut donc supposer que l’effet de réseau indirect coté artiste est plus faible et que son revenu n’augmente pas nécessairement avec le nombre de consommateurs (comme dit dans l’article c’est un sujet sensible dans le secteur)…cela peut expliquer la présence multiple des artistes sur les plateformes qui par ce biais essayent de maximiser leur revenu.