Ne pas se tromper de politique publique est forcément quelque chose de délicat. Or sur la question du numérique et de la création d’emploi, il n’est pas facile de se faire une opinion.
En 2011, deux chercheurs E. Brynjolfsson et A. Mc Afee publiaient un essai dans lequel ils dénonçaient le risque sérieux que le numérique faisait peser sur la croissance, en permettant aux machines de se substituer trop vite à l’être humain. Ils actualisèrent et étendirent ce document dans un livre paru en 2014, « The Second Machine Age ». Notant les progrès réalisés en algorithmique, traitement des données et bien sûr, capacité de sans cesse croissante de calcul des microprocesseurs, ils affirmaient que la machine remplacerait rapidement l’être humain dans des tâches auparavant considérées comme trop complexes pour être confiées à un automate , par exemple conduire une voiture. Ils en venaient à affirmer que les progrès effectués par les robots conduiraient à des restructurations massives au sein des ateliers, des entrepôts, comme déjà le travail de bureau avait été profondément modifié par la diffusion de l’informatique. Mais surtout ils notaient que les progrès exponentiels dans les capacités des circuits intégrés (« Loi de Moore ») conduisaient ce remplacement de l’homme par la machine à être de plus en plus rapide.
Après tout, ceci n’est pas nouveau : l’histoire de la Révolution Industrielle est un processus permanent de « substitution du capital au travail », avec son lot de misère, de drames et de révoltes. En France celle, célèbre, des canuts lyonnais contre les métiers à tisser automatiques, n’en est qu’un exemple, dont chaque pays touché par la modernité pourrait aussi apporter le témoignage. Pourtant au final, le progrès technique procure de la richesse pour tous, les emplois perdus étant remplacés par des emplois nouveaux sur lesquels finissent par se déverser ceux que la machine a mis au chômage.
Mais le « dommage collatéral » de ce que Schumpeter appelle la « destruction créatrice », pourrait, selon nos auteurs, se transformer aujourd’hui en catastrophe de la taille d’un tsunami. Leur argument est simple : avec un progrès qui suit une loi exponentielle, les emplois que l’on peut perdre, pourraient être l’an prochain en nombre égal à tous ceux que l’on a perdu depuis que le numérique est apparu. Brynjolfsson et Mc Afee utilisent la métaphore du grain de riz et du jeu d’échecs pour illustrer leur propos. Si on met un grain de riz sur la première case d’un échiquier, deux grains sur sa voisine latérale, puis 4 grains sur la suivante, 8 grains sur celle d’après etc ., on a accumulé un certain nombre de grains lorsqu’on est à la moitié de l’échiquier, mais dans la case suivante on en mettra autant que la somme des tous les grains déposés jusque-là. Si le stock de grains de riz est limité, on aura mis longtemps à le vider à moitié en déposant les grains sur l’échiquier, mais à l’ instant l’autre moitié sera également perdue.
Leur argument est donc simple : Le numérique provoque un rythme de remplacement de l’homme par la machine auquel la société ne peut plus répondre en créant des emplois de substitution. Cela engendre un chômage de plus en plus grand, mais surtout celui-ci va s’accélérer dans les années qui viennent. Cette thèse a ensuite été reprise et élaborée par d’autres chercheurs. Ainsi Osborne et Frey ont utilisé un protocole à la fois statistique (fondé sur l’observation du passé) et heuristique (s’appuyant sur les opinions « d’experts » en robotique) pour évaluer dans les dix prochaines années la probabilité de substitution des emplois par des robots. Ils suggèrent ainsi que si un orthophoniste ou un gérant hôtelier a 3 à 4 chances sur mille de pouvoir être remplacé par un robot ou un automate dans les dix ans à venir, la probabilité passe à 98% pour un arbitre sportif ( !), un comptable ou un agent immobilier. Cette probabilité est de 40% pour un réparateur d’ascenseur, de 54% pour un embaumeur ( !), de 55% pour un réparateur de télévision. Bien entendu tous les emplois menacés ne le seront pas instantanément, tout dépendra des coûts respectifs du robot ou de l’automate, et du salarié. Ce qu’indique l’étude de Osborne et Frey, c’est la possibilité technique de substitution avec un niveau de performance équivalent. Le papier de Osborne et Frey donne le cadre de ce que pourrait être cette accentuation du rythme de substitution des emplois humains par celui des « machines ».
Cette thèse de Brynjolfsson et Mc Afee qui reste au final difficile à vérifier, bouleverse beaucoup d’idées reçues et rompt avec un débat qui agite les spécialistes du numérique depuis près de 30 ans : quel est l’impact véritable du numérique sur la croissance ? Depuis le paradoxe de Solow, énoncé par son auteur en 1987 (« on voit les ordinateurs partout sauf dans les statistiques » – sous- entendu celles de la croissance et de la productivité -) deux thèses s’affrontent : pour la plupart des auteurs le numérique a un impact positif sur la productivité, donc sur la croissance ; c’est ce que reprennent la plupart des gouvernements qui font des TIC un vecteur de de dynamisme dans l’économie. Dans le récent plan annoncé en décembre 2014 par le Président de la Commission Européenne J.C Juncker, le numérique figure explicitement comme une des cinq priorités. La présidence lettone de l’UE qui prend effet au 1/1/2015, mentionne également le numérique comme un de ses trois objectifs politiques.
S’appuyant également sur cet axiome, trois rapports sont récemment parus en France, celui de Philippe Lemoine, du cabinet Roland Berger et de Mc Kinsey, qui disent tous à peu près la même chose : Le numérique bouleverse l’économie, et les entreprises françaises ont pris du retard dans son adoption, ce qui les pénalise. Une consultation publique lancée par le Conseil National du Numérique en Octobre 2014 jusqu’à la mi-janvier, va également dans cette direction et propose notamment un ensemble de mesures pour combler ce retard.
Mais si la thèse des vertus du numérique quant à la croissance est très largement répandue, certaines voix dissonantes affirment que cet impact est loin d’être évident. C’est notamment le cas de Robert Gordon ici qui depuis le milieu des années 90, tente de montrer que la « révolution du numérique » n’a pas du tout le même impact que les autres révolutions technologiques (machine à vapeur et chemin de fer, électricité et chimie). Un de ses récents papiers suggère par exemple que les progrès actuels du numérique (smartphones, tablettes, vidéo à la demande…) sont principalement consacrés à la consommation de loisir et n’ont aucun impact sur la productivité des entreprises. Du coup les gains de productivité se concentrent dans le secteur de production du numérique uniquement, sans affecter le reste de l’économie. Pire, Gordon considère que les USA (économie qui est de loin la plus productive en matière de numérique), sont entrés dans une phase séculaire de faible croissance de la productivité, donc d’accumulation des richesses. C’est la thèse du « déclinisme » par rapport aux économies émergentes.
Ainsi par rapport à cette question clé qui est : qu’apporte le numérique aujourd’hui, il y a, avec la récente thèse de Brynjolfsson et Mc Afee, trois visions :
- Le numérique n’a que très peu d’impact, surtout en comparaison avec les autres révolutions industrielles (Gordon)
- Le numérique a un impact essentiel, et tout retard dans son adoption est une erreur économique et politique (OCDE, UE, presque tous les gouvernements)
- Le numérique a un impact trop fort, qu’on risque rapidement de ne plus maîtriser ( Brynjolfsson et Mc Afee).
Ces thèses apparaissent irréconciliables. Pourtant les mettre en regard peut masquer l’essentiel : le numérique, comme tout vecteur du progrès technique, ne réalise pleinement ses effets que si la société s’en approprie les vertus et en limite les risques. Cela passe très souvent par de profondes mutations organisationnelles, tant chez les acteurs économiques que dans la société, voire dans l’ordre juridique. Ce sont ces mutations qu’il faut analyser et comprendre pour déterminer laquelle de ces trois thèses a le plus de chances d’être vraie. Gordon pense que les mutations organisationnelles n’ont que peu à voir avec le numérique, les gouvernements pensent qu’il est de leur responsabilité de susciter un cadre propice à ces mutations (certains gouvernements comme ceux de Corée ou du Japon considèrent même qu’il faut une forte aide publique à l’investissement dans le numérique), et Brynjolfsson et Mc Afee pensent que c’est dans les activités créatrices celles que la machine mettra le plus de temps à remplacer, que réside le salut des économies avancées : On voit que les recommandations en termes de politiques publiques sont très différentes.