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2018, l’année du piratage IPTV

Regardez le boitier ci-dessous, ça ne vous dit rien, réfléchissez ! Vous l’avez probablement déjà vu, lui ou un de ces clones, dans le salon d’un ami ou d’un membre de votre famille, il était posé à coté ou en dessous du poste de télévision. Ça y est vous le remettez !

C’est un boitier IPTV qui permet, pour faire simple, de faire passer la télévision par le réseau IP (Internet), cela regroupe principalement la télévision en direct, les services de VOD et de CatchUp TV. Votre fournisseur d’accès vous en fournit en général un dans votre offre triple play, mais ceux-là sont d’un genre nouveau. Ils vous permettent d’accéder directement sur votre téléviseur à une infinité de chaines payantes à travers le monde pour quelques dizaines d’euros tout au plus. Des films quelques semaines après leur sortie en salle, une quantité de séries inimaginable et toutes les rencontres de tous les grands championnats sportifs de la planète.

C’est du piratage, une nouvelle forme que l’on pourrait appeler piratage IPTV et dont le présent billet souhaite discuter.

Un phénomène qui prend de l’ampleur.

Selon un récent rapport du cabinet Sandvine, le trafic généré par les flux IPTV piratés représenterait 6.5% de la bande passante aux heures de pointe, soit plus que le trafic issu du protocole Bittorent…tout un symbole. Il vient même concurrencer le streaming sur ordinateur puisqu’il fournit peu ou prou le même service avec l’expérience de la TV en plus.

Un calcul un peu idiot (qui considère que les pirates auraient sinon payé pour le contenu) estime le manque à gagner à presque 1 milliard de dollars pour les chaines et services TV payants aux US. En France un autre rapport évalue à 25% le volume de contenu audio-visuel consommé illégalement via le réseau IPTV avec là encore quelques centaines de millions de revenu en moins pour les acteurs hexagonaux.

Un réseau « underground » et structuré

L’organisation de ce(s) réseau(x) n’a rien de nouveau, sa structuration et la manière dont sa clandestinité « numérique » est assurée rappelle les précédents à l’origine du piratage massif de musique et de vidéo. Pour faire simple il y a en tête de réseau un individu (ou groupe d’individus), qui capte le contenu payant d’un fournisseur de contenu. Il peut s’agir d’un individu isolé qui paye son abonnement à Canal+, Netflix ou SFR sports, capte le flux et le redistribue via Internet ou il s’agît plus probablement d’un internaute pas vraiment isolé avec de réelles compétences informatiques qui utilise des serveurs dédiés pour rediffuser massivement les flux captés, appelons-le « grossiste », lui vous ne le rencontrerez jamais, il se cache. Mais comme tout bon grossiste il a besoin d’un revendeur, directement au contact du client afin de lui fournir le « hardware » (la box de la photo ci-dessus qui permet la lecture sur la TV) et d’assurer la mise en relation pour valider l’abonnement de quelques dizaines d’euros par an. Le revendeur semble être un « super utilisateur » rompu à la vente directe à domicile et prospectant grâce aux recommandations des réseaux de proximité (famille, amis).

Ceci étant avec un minimum de compétences vous pouvez vous passer du revendeur et taper directement « piratage IPTV » sur Google et « box IPTV » sur Amazon et/ou AliExpress. Vous pouvez même vous passer de grossiste en utilisant des logiciels comme Kodi (logiciel libre détourné de son usage initial) ou Roku et en allant chercher des liens sur Internet mais le résultat est plus incertain.

A ce stade s’il semble possible d’évaluer l’ampleur du phénomène, difficile d’avoir une vision claire du niveau d’atomicité de l’offre. A première vue il semble qu’il existe de très nombreux grossistes qui se disputent le marché mais on ne peut exclure l’existence de « super grossistes» à l’origine de la « captation » initiale des flux payants. C’était le cas des réseaux de piratage à l’ère du MP3 où une poignée d’individus organisait les fuites de CD avant leur sortie, alimentant ensuite des milliers de trackers torrent (voir la formidable enquête de Stephen Witt)

Les raisons du succès 

Les détenteurs des droits des contenus piratés ne manqueront pas de nous expliquer que la raison de l’expansion de ce phénomène est qu’à contenu égal l’offre piratée étant moins chère et la probabilité d’être pris faible (voir nulle), le choix du plus grand nombre est évident.

Mais l’histoire du piratage en ligne nous oblige à considérer d’autres paramètres pour expliquer le succès des contenus illégaux. Comme nous l’avions par exemple expliqué avec d’autres collègues dans ce papier, les motivations des pirates ne peuvent se résumer à la gratuité des contenus mais doivent également considérer la volonté des consommateurs de ne plus subir la chronologie des médias, d’avoir un choix de contenu élargi ou encore de pouvoir partager ou disposer des biens numériques sur plusieurs supports. La concomitance du succès des plateformes comme Netflix ou Spotify et la diminution apparente de certaines formes de piratage tend à montrer l’importance de la prise en compte des besoins des consommateurs dans le design et le modèle d’affaire de l’offre légale.

De quoi le piratage IPTV est-il le nom ?

Si Spotify peut revendiquer une croissance à 2 chiffres et plus de 70 millions d’abonnés, si Canal+ a prospéré à l’ère pré-internet au même titre que les grands acteurs du câble et du satellite, ils le doivent en partie à une forme de tarification que les économistes appellent bundling. Plutôt que de vendre différents biens séparément (des albums de musique ou des chaines de télévision) l’offreur propose un panier de biens et de services à prix unique. Cette tarification a quelque chose d’un peu magique elle peut profiter à la fois à l’offreur et au consommateur et ce d’autant que les consommateurs ont des préférences variées. Mais les choses ont changé avec le numérique, puisque l’image passe par Internet, les bundle(s) explosent, les séries à succès sont produites par des pure players comme Netflix, les fournisseurs d’accès et même les réseaux sociaux enchérissent pour s’arracher l’exclusivité de certaines retransmissions sportives et même Mickey casse sa tirelire pour acheter des studios, des chaines et des plateformes de SVod. La concurrence bat son plein, chaque acteur cherche à constituer la masse critique de contenu qui lui permettra d’évincer les concurrents du marché. Mais pour le consommateur cette période peut être très inconfortable, alors que l’on pouvait disposer avec un seul bouquet d’une très grande quantité et diversité de contenu il faut désormais s’abonner à plusieurs services dont les prix reflètent la nécessité pour ces plateformes d’amortir les contenus acquis à prix d’or.

Les amateurs de sport connaissent bien le problème, il y a quelques années pour regarder l’intégralité de la ligue des champions il suffisait d’être abonné à Canal+, pour certains matchs il a ensuite fallu être également abonné à BeinSport. Lorsque ce dernier a obtenu les meilleurs matchs la souscription à son service est devenue un complément indispensable. L’année prochaine par contre il vous faudra vous abonner à SFR sports quelque soit le match. Si la diversité de vos préférences vous conduit à regarder en plus du rugby il vous faudra alors conserver canal+ pour le championnat et si votre club préféré joue la coupe d’Europe vous devrez également ne pas résilier BeinSport, si par contre il descend en pro D2 là vous devrez souscrire à Eurosport…et si en plus vous aimez le tennis alors là j’espère que vous êtes éligible à l’exonération de taxe d’habitation.

Il est probable que le marché se consolidera à moyen terme (certains semblent déjà regretter leur achat) mais pour l’heure le piratage IPTV est pour le consommateur la seule manière de constituer à prix raisonnable un bundle de contenu permettant de satisfaire les préférences différenciées des différents membres d’un foyer (sports, films séries, dessins animés). En regardant de plus près le type de contenu consommé sur les réseaux pirate IPTV, l’effet longue traine est impressionnant et semble attester  du besoin chez les utilisateurs d’un accès centralisé à une grande diversité de contenu.

 « les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous leur montriez »

Cette phrase que l’on attribue souvent à Steve Jobs donne une vision erronée de ce que sont les usages dans le monde numérique et l’expérience du piratage de contenu en ligne l’illustre, les gens savent très bien ce qu’ils veulent et ils vous le montrent !

Hadopi, comment la science économique contribue au débat.

On dit et écrit beaucoup de choses sur Hadopi, probablement beaucoup trop. Il est un peu frustrant de voir que l’on accorde beaucoup d’importance à des « études »  aux méthodologies parfois un peu douteuses et dont les interprétations nous font monter parfois très haut dans la stratosphère. Alors quand des décideurs publics en font en plus la promotion ce sont les larmes qui montent.

La recherche en sciences économiques s’intéresse de près à ces questions et les résultats sont plutôt robustes, en voici une synthèse à l’usage par exemple de ceux qui n’ont pas le temps d’aller chercher l’information là où elle se trouve.

Préambule

Tous les articles sélectionnés essayent d’aller au delà de la simple mise en évidence d’une corrélation en proposant d’évaluer l’existence de causalité entre les comportements de partages et/ou d’achats et la mise en place de mesures pour lutter contre le piratage (méthode des variables instrumentales, quasi expérimentation et modèle en dif-dif). Dans la littérature récente j’en sélectionne 6.

[1] Danaher, B., Smith, M. D., Telang, R., & Chen, S. (2012). The effect of graduated response anti-piracy laws on music sales: evidence from an event study in France. 

[2] Adermon, A., & Liang, C. Y. (2014). Piracy, music, and movies: A natural experiment (No. 2010: 18). Working Paper, Department of Economics, Uppsala University.

[3] Danaher, B., & Smith, M. D. (2014). Gone in 60s: The impact of the Megaupload shutdown on movie sales. International Journal of Industrial Organization33, 1-8.

[4] Arnold, M., Darmon, E., Dejean, S., & Pénard, T. (2014). Graduated Response Policy and the Behavior of Digital Pirates: Evidence from the French Three-Strike (Hadopi) Law (No. 201401). Center for Research in Economics and Management (CREM),

[5] Dejean, S., & Suire, R. (2014). Digital files dealers and prohibition in the context of the French 3 strikes (HADOPI) law (No. 201406).

[6] Peukert, C., Claussen, J., & Kretschmer, T. (2013). Piracy and movie revenues: evidence from megaupload.

alors que nous apprennent ces articles ?

Les dispositifs qui visent à sanctionner les internautes n’ont pas réduit le nombre de pirates (ou alors de manière très transitoire).

Aucun résultat ne permet d’affirmer que les mesures du type HADOPI en France ou IPRED en Suède ont significativement permis de réduire le nombre de « pirates ». Dans l’article [4] nous avons tenté d’évaluer l’effet de la probabilité perçue d’être sanctionné par la Hadopi sur les pratiques illégales. Notre analyse  empirique repose sur un modèle d’économie du crime à la Becker. Nous avons un échantillon de 2000 internautes représentatifs de la population des internautes français et une enquête par questionnaire avec les biais déclaratifs habituels mais également pas mal d’information micro sur les individus, leurs préférences, leurs caractéristiques et leurs perceptions de la loi Hadopi. Nos résultats qui utilisent la méthode des variables instrumentales pour répondre aux différents problèmes d’endogénéité (le sens de la causalité et les variables inobservées notamment) ne mettent pas en évidence d’effet dissuasif. Les individus qui pensent que la probabilité de se faire prendre par Hadopi est élevée ne fréquentent pas moins les réseaux P2P que les autres. Le point faible de cette étude est le manque de données notamment sur l’intensité d’usage des réseaux P2P ce qui implique que les écarts type de nos estimateurs sont un peu élevés…mais le résultat est suffisamment robuste. Ou pour le dire autrement si un effet dissuasif important existait nous ne serions pas passés à coté.

Dans l’article [2] les auteurs évaluent les conséquences de la mise en application de la directive européenne IPRED en Suède (mesure assez comparable à notre Hadopi). Ils utilisent un modèle en diff-diff qui consiste à mesurer un comportement (le trafic internet en Suède)   avant et après qu’un événement survienne (la mise place de la loi IPRED), ils regardent ensuite ce qu’il se passe dans un groupe contrôle (Norvège et Finlande) qui lui n’a pas été impacté par le dit événement, la différence de variation de trafic entre les deux groupes constitue en quelque sorte le résultat. Si le trafic Internet a fortement diminué dans les premiers mois qui suivirent IPRED (ce qui est tout de même le signe que les Internautes ont arrêté de faire quelque chose qui consommait beaucoup de bande passante ;-)) 6 mois après le trafic était redevenu  normal. Les auteurs justifient ce résultat par le manque de sanction prise par les juridictions compétentes, on peut d’ailleurs faire la même observation pour HADOPI puisque très  peu d’internautes ont été sanctionnés. Sans véritable sanction le rappel à la loi semble avoir des effets limités sur les pratiques illégales et c’est probablement ce qui explique qu’Hadopi n’ait pas endigué les pratiques illicites.

Un autre argument plus difficile à mettre en évidence est celui de la transformation des pratiques. Si le P2P est surveillé alors il possible que les internautes se réfugient sur des sites de streaming, utilisent des VPN et des Newsgroup ou attendent patiemment que le collègue de bureau partage son disque dur (big up à mes anciens collègues bretons). Dans [4] nous avons montré que les internautes ayant dans leur entourage des pirates ont une probabilité plus grande d’utiliser des plateformes de piratage alternatives (non P2P) en substitution des réseaux P2P.

L’article [5] va plus loin en s’intéressant au « piratage de proximité » qui consiste à acquérir du contenu en échangeant des données par l’intermédiaire de disques durs, de clés USB ou d’appareils mobiles. Cet usage est déclaré par la moitié des internautes et nous avons montré que dans ce réseau d’échange « hors ligne » les usagers se positionnaient en fonction du sentiment d’insécurité produit par HADOPI (plus j’ai peur d’HADOPI plus je prends et moins je donne et inversement pour ceux qui ne la craignent pas). Ce résultat renforce l’idée qu’il existe des interactions entre les différentes pratiques pirates et que la loi dite HADOPI a pu les influencer.

Les dispositifs qui visent à sanctionner les internautes contribuent au développement de l’offre légale « en ligne ».

C’était la conclusion du célèbre papier [1] qui avait fait polémique. Les auteurs ont habilement mis en évidence un effet positif de la Hadopi sur les ventes Itunes. Leur méthode est la même que celle décrite précédemment (pour le [2]), ils observent les ventes sur Itunes avant et après le vote de la loi Hadopi et le compare avec un groupe contrôle qui est un panier de différents pays européens dont les ventes n’ont bien évidemment pas pu être impactées par Hadopi.  Le résultat est spectaculaire +25% de ventes d’albums sur la plateforme à la pomme !! Le papier a été pas mal critiqué et pas toujours à bon escient (voir ici). Le principal problème est le groupe contrôle que l’on pourrait accuser d’être de convenance, pour que le résultat soit robuste il faut qu’en l’absence d’Hadopi les ventes sur itunes aient évolué de la même manière en France et dans ce fameux groupe contrôle. J’aurai bien regardé ce qu’il se passe si on enlève un ou deux pays ou si on en rajoute mais bon…

Là où ça devient intéressant c’est que l’on retrouve ce résultat dans [2], où en plus d’avoir momentanément réduit le trafic Internet, la mise en place de la loi Ipred en Suède a fait croître les ventes de musique de 37% . L’augmentation des ventes « numériques » compte pour une part importante de cette augmentation. Ce résultat semble assez solide, le groupe témoin est composé de pays très comparables (Danemark et Norvège) qui n’ont donc pas connu la même augmentation, l’effet informationnel des sanctions promises par la loi Ipred est donc un bon candidat pour expliquer ce résultat….le seul autre candidat pour lequel les auteurs n’ont pas de contrôle est un éventuel effet d’offre qui aurait touché la Suède et non ces voisins (Spotify par exemple mais je ne suis même pas certain que le streaming soit comptabilisé dans les ventes onlines du papier).

La fermeture de Megaupload

Que se passet-il si on coupe les circuits d’approvisionnement ?  La fermeture soudaine de Megaupload en Janvier 2012 offre un contrefactuel propice à faire de la bonne économétrie.

Les papiers [3] et [6] s’y sont essayés, leurs résultats sont moins contradictoires qu’il n’y parait. Le papier [3] regarde l’impact de la fermeture de Megaupload sur les ventes en ligne. Observer simplement la variation de ces ventes avant et après la fermeture ne suffirait pas à isoler l’impact de cette mesure puisque d’autres facteurs pourraient expliquer la variation des consommations (développement de l’offre , reprise économique #lol, saisonnalité…). Comme la fermeture de Megaupload touche tout le monde on ne peut pas non plus distinguer aisément un groupe qui subit le traitement et un autre de contrôle qui ne le subit pas. Les auteurs  construisent alors une sorte d’indice de pénétration de Megaupload par pays (j’y reviens après) et regardent si cette variable a un effet différent sur les ventes avant et après la fermeture. Les variations de consommation avant la fermeture ne sont pas influencées par des différences dans les taux de pénétration de Megaupload par contre après la fermeture les pays où Megaupload était le plus populaire sont ceux qui connaissent les plus importantes variations positives de consommation, ça semble imparable….à une chose près. L’indice censé représenter le taux de pénétration de megaupload est une boite noire, ils auraient utilisé les recherches de mots-clés de google adwords et là ça me semble un peu léger (et pas franchement reproductible en tout cas j’y suis pas arrivé) comme proxy du succès de Megaupload (on remarque au passage que la France à un taux de pénétration très élevé…un lien avec Hadopi ?), comme le résultat repose sur la validité de cette variable on peut tout de même s’interroger, mais au final ces conclusions rejoignent les résultats de la section précédente où les mesures d’interdiction/régulation favorisent les ventes légales online.

Le papier [6] affronte le problème différemment  et se concentre sur les conséquences du blocage de Megaupload sur les entrées au box office. Contrairement à [3]  il tente de s’accommoder de tous les facteurs qui pourraient venir expliquer les variations des revenus du box office (avec des variables ou des méthodes qui permettent de capter chacun de ces effets), la méthode est un peu moins robuste mais ça reste intéressant . Leurs conclusions sont que pour la plupart des films ça n’a rien changé mais pour certains (au milieu de la distribution) les revenus ont  baissé (on retrouve un argument bien connu qui fait du piratage un élément permettant d’essayer avant de consommer afin de réduire l’asymétrie d’information entre producteurs et acheteurs)  alors que quelques blockbusters semblent avoir bénéficié de cette fermeture.

Alors vous allez me dire mais comment le piratage peut ne pas diminuer et les ventes légales augmenter ? D’abord ce sont les ventes légales « online » que l’ont voit augmenter et elles peuvent simplement venir se substituer aux anciens modes de consommations payants  (avec support), mais surtout alors que je termine ce billet dans un train,  je vois des écrans partout ! Des ordinateurs, des tablettes, des smartphones et tout le monde regarde des films, des séries, et que dirait Walt Disney en parcourant les files d’attente des péages d’autoroute en observant tous ces enfants regarder avec autant d’attention l’appui-tête de papa et maman ?

Et si le « temps de cerveau disponible » pour regarder des films ou des séries n’avait cessé de croître ces dernières années au rythme de la miniaturisation des composants et de l’augmentation des débits Internet ? Chacun peut en tirer les conclusions qu’il veut 😉

 

 

 

 

 

 

Le P2P ne meurt jamais: petite histoire d’économie expérimentale.

Pour ceux qui ont connu Napster et les premiers échanges massifs de biens dématérialisés sur Internet à la fin des années 90, l’histoire et l’évolution des réseaux P2P à quelque chose de fascinant. Ce qui est remarquable c’est la manière dont ces réseaux ont évolué pour organiser leur survie et s’adapter aux problèmes que rencontrent toute action collective qui se construit autour d’un bien présentant des aspects de « non-exclusivité » (je ne peux pas ou difficilement empêcher quelqu’un de le consommer), ce problème c’est le « passager clandestin », le « free rider » ou plus simplement le comportement opportuniste.

Ce n’est pas la seule difficulté que ces réseaux ont rencontré tout au long de leur évolution. Bien évidemment ces réseaux doivent en permanence s’adapter aux contraintes judiciaires et réglementaires. Chacun peut penser ce qu’il veut mais on doit globalement reconnaître que la quasi totalité des contenus qui circulent enfreignent les droits d’auteur et de copies. Les ayants droit ont globalement tout essayé pour limiter l’impact du P2P, attaquer en justice les concepteurs de plateformes et de logiciels (Napster, Kazaa, thepiratebay) faire saisir des serveurs ou des trackers (Razorback, Oink..) ou encore poursuivre les internautes (Hadopi, affaire Jamie Thomas aux US). L’architecture décentralisée et l’existence d’un grand nombre de petites communautés rendent les deux premières mesures peu efficaces, quand à la troisième celle qui vise à punir les internautes, en plus d’être d’une grande impopularité et peu efficace, elle se heurte aux nombreuses alternatives mises à disposition des « pirates » pour se procurer illégalement du contenu (streaming, cyberlocker, newsgroup, attendre patiemment que ses amis ou collègues viennent à la maison avec leur disque dur).

Finalement le plus gros problème des réseaux P2P était de faire face aux comportements opportunistes de ces membres. Comme chaque fois qu’un bien est non exclusif la tentation est grande d’en profiter sans y contribuer. Et sur Internet l’information est très souvent non exclusive, c’est même cette « ouverture » qui a permis l’immense effet de réseau à l’origine du développement de l’Internet (cf chapitre 3 du livre en haut à droite de cette page si vous voulez en savoir plus).
Ces comportements opportunistes ne sont pas très grave si le bien est non-rival (plusieurs personnes peuvent le consommer en même temps) mais devient un problème quand il vient amputer les bénéfices de ceux qui contribuent. Le problème des réseaux P2P est que si tout le monde télécharge sans mettre à disposition des autres le produit de leur téléchargement, le système marche beaucoup moins bien. Pour résumer, un individu rationnel s’empresse de télécharger le dernier Walt Disney et le retire rapidement de son dossier de partage, il évite ainsi de mobiliser sa bande passante et par la même occasion ne prend pas le risque de se faire prendre en train d’enfreindre le droit d’auteur. Notez qu’à quelques nuances près cet arbitrage vaut également pour une contribution sur Wikipedia (je peux en profiter sans jamais contribuer sur la plateforme), sur un forum ou d’autres types de communautés contributives non exclusives. Mais le réseau P2P présente des aspects de « rivalité » qui font que le comportement opportuniste empêche le réseau de bien fonctionner pour ceux qui coopèrent (ceux qui ne contribuent pas encombrent d’une certaine manière le réseau avec leur téléchargement et empêchent les fichiers de circuler rapidement).

Le jeu du bien public

Avec Godefroy on a pris l’habitude d’utiliser l’économie expérimentale pour expliquer la « survie de la coopération » dans le contexte des communautés en ligne (en général les étudiants aiment bien jouer à ces jeux et l’enseignant aussi d’ailleurs). Les résultats synthétisent l’histoire des réseaux P2P en quelques sessions du jeu du bien public.

Pour plus de détails sur le jeu du bien public voir ici, mais pour résumer chaque joueur reçoit X jetons et choisit la part qu’il garde et la part qu’il met au pot commun, pour chaque jeton mis au pot commun TOUS les joueurs reçoivent une somme positive, ainsi chaque fois que quelqu’un abonde au pot commun il génère un effet positif pour tous les membres du jeu (si je possède 10 jetons et que j’en mets 1 au pot tous les autres joueurs recevront 1 €). La stratégie rationnelle consiste à ne jamais donner au pot et à profiter de la générosité des autres alors que pour maximiser le bien être collectif il faudrait que tous le monde mette tout ses jetons au pot. L’analogie avec le réseau P2P est assez facile chaque fois que quelqu’un met un fichier à disposition, tout les autres peuvent le télécharger et en profiter (techniquement ils peuvent même tous le télécharger en même temps dans le mesure ou les fichiers sont partagés en de nombreux petits morceaux) mais individuellement tout le monde a intérêt à le télécharger sans le partager. J’ai fait jouer 18 étudiants de la License Masertic 8 fois consécutivement en utilisant la merveilleuse plateforme veconlab et les résultats (qui sont assez classiques) sont résumés dans le graphique ci-dessous. Sur le graphique de gauche avec les points bleus (en abscisse les sessions et en ordonnée le montant du pot et donc le niveau de coopération). Sur le graphique de droite avec les points roses, le même jeu sauf que l’on donne au joueur la possibilité de punir ceux qui ne coopèrent pas (en les privant d’une partie de leur gain).

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En quoi ce jeu donne une bonne illustration de l’évolution des réseaux P2P ? Une fois passé l’engouement initial pour ces nouveaux réseaux (Napster, Fasttrack, Gnutella) le niveau de coopération a rapidement chuté, les « leechers » (c’est à dire ceux qui téléchargent sans laisser leur fichier à disposition pour les autres) ont pris de plus en plus d’importance au point de menacer la survie des réseaux P2P. Le plus gros problème concernait  la disponibilité des fonds de catalogue,  les fichiers les moins « populaires » ceux qui étaient mis en partage par peu d’individus, et qui disparaissaient si les quelques individus qui les proposaient ne jouaient pas le jeu.

Bittorrent: le coopérateur masqué

Alors le réseau  a organisé sa propre survie et c’est là qu’on passe au graphique de droite (celui avec les points roses) avec dans le rôle de Zorro, Bram Cohen, qui inventa le protocole Bittorrent. Sans rentrer dans les détails, ce nouveau protocole de communication oblige les téléchargeurs à partager les fichiers au moins le temps du téléchargement (pour la petit histoire Bram Cohen affirme que le protocole Bittorrent est une application du principe de tit-for-tat bien connu des spécialistes du jeu du dilemme du prisonnier itéré, voir les tournois d’Axelrod,). Bittorent s’est révélé très efficace pour partager des fichiers de grandes tailles (les films et les séries ;-)) mais ce n’était pas suffisant ce qui a vraiment fait la différence c’est l’apparition des communautés privées (private tracker). Les « pirates » se sont regroupés en plus petit comité dans des groupes plus ou moins fermés (il faut parfois être recommandé par quelqu’un pour y entrer mais la plupart du temps il suffit de s’inscrire) et ont surtout établi des règles de partage. La plus connue est celle dite du « ratio », la communauté enregistre votre activité et plus précisément le ratio des données que vous téléchargez rapporté aux données que vous avez transférées aux autres et en dessous d’un certain seuil (défini au sein de chaque communauté) vous êtes puni, la punition peut aller d’une impossibilité de télécharger pendant quelques temps au bannissement de la communauté. Regardez l’effet sur les niveaux de coopération  de l’introduction de la possibilité de punir sur le jeu du bien public (graphique de droite avec les points roses) et bien il s’est passé à peu prés la même chose sur les réseaux P2P, les utilisateurs ont massivement coopéré. Dans ce papier on avait  suivi quelques temps ces communautés pour constater qu’effectivement les taux de partage y sont impressionnants et que la mise en place de règles comme le « ratio » joue un rôle positif sur la coopération.

L’histoire des réseaux P2P est une bonne illustration de la puissance du jeu du bien public, à la fois s’agissant d’expliquer la généralisation des comportements opportunistes mais aussi pour montrer qu’un minimum de « règle » permet de « renverser la vapeur » pour permettre à l’action collective de « survivre ». Avec un peu d’imagination on peut également tirer de ce jeu un certain nombre d’enseignements pour expliquer l’évolution des contributions dans Wikipedia ou au sein de certaines communautés d’expérience ou de pratique à la différence notable que ces dernières, parce qu’elles produisent un bien réellement non rival (des 0 et des 1 qui engorgent peu les tuyaux), rendent « les passagers clandestins » moins gênants. Notons qu’Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel d’économie pour avoir identifié ce mécanisme de constitutions de règles. Pour plus de détails allez voir le chapitre 4 de notre ouvrage, paragraphe 1.3.2 😉