La presse en ligne ne sait pas chasser le cerf

Quand on parle de business model sur internet on oppose en général les modèles payants et les modèles gratuits. Ce dernier l’étant rarement on désigne par gratuit les valorisations différées du type freemium  ou les financements par la publicité (voir Anderson 2008). La presse fait partie des secteurs les plus tiraillés entre ces deux formes de valorisation. Elle a historiquement misé sur la publicité pour financer les « news » librement accessibles sur leur site web alors qu’elle continuait, dans le même temps, à faire payer le journal papier pour un contenu équivalent. D’autres se rendant compte qu’ils ne pourraient pas financer leur rédaction de journalistes avec des bannières clignotantes ont essayé le modèle payant, mais comment convaincre les internautes habitués à consommer gratuitement tout ce qui est composé de 0 et de 1 ? (voir Charon et Le Floch pour un historique et une présentation des acteurs du secteur de la presse en ligne).

Difficile d’avoir aujourd’hui une vision claire du secteur entre les dépôts de bilan, les plans sociaux,  les titres en vente, les pure players aux fortunes diverses, le New York Times qui revendique le succès du Paywall et la presse quotidienne française nationale et régionale qui…. hésite (voir cette étude de Benghozi et Lyubareva).

Après tout si le NYT y arrive pourquoi pas Le Monde et Libération. Nous voudrions illustrer ici un aspect bien précis du débat gratuit/payant dans la presse en ligne, à savoir la concurrence induite par le premier sur le second et illustrer le fait que le problème du modèle payant n’est pas tant sa rentabilité que le fait qu’il coexiste avec le modèle gratuit et qu’à choisir je préfère lire des articles gratuits plutôt que payants (ou alors il faut vraiment une grosse valeur ajoutée journalistique). Le secteur de la presse en ligne connait un problème de coordination, et pour l’illustrer invoquons….

La chasse au cerf de Rousseau

La parabole de la chasse au cerf de Rousseau est assez simple (les blogueurs économistes en ont déjà parlé par exemple Mafeco ici et @Cyril_Hedouin ici). Pour faire simple deux chasseurs ont le choix entre chasser le cerf et le lapin, le premier permet de nourrir tout le village mais nécessite que les deux chasseurs coopèrent pour l’attraper (un le rabat l’autre le tire). Le lapin ne permettra à chaque chasseur que de nourrir sa famille mais peut être chassé seul. Les deux chasseurs ont donc intérêt à s’entendre pour chasser le cerf (1er équilibre de Nash) , sauf que le cerf peut mettre un peu de temps à arriver d’où la tentation pour chaque protagoniste de partir chasser « égoïstement » le lapin, l’autre ne pouvant rabattre et tirer le cerf tout seul se voit contraint de chasser à son tour le lapin, résultat les deux chasseurs tirent des lapins (2eme équilibre de Nash) alors qu’ils pourraient s’entendre pour ramener un gibier beaucoup plus nutritif. La question est donc comment faire en sorte que les deux chasseurs s’entendent pour chasser le cerf ?

cerf

Le tableau ci-dessus reprend cette parabole, les deux chasseurs deviennent disons Le Monde et Liberation (bon ce n’est évidemment pas parfaitement substituable mais faisons comme si), le cerf est remplacé par le modèle payant et le lapin par le modèle gratuit.  Le choix en haut à gauche payant/payant devient le modèle gagnant pour la presse, puisque si tous les titres de presse deviennent payant en ligne (dans l’exemple Le Monde et Liberation représentent l’ensemble de la presse) l’internaute sera bien obligé de payer pour accéder à la presse. Si par contre, l’un des deux ne voyant pas la rentabilité du modèle payant arriver décide de basculer vers le modèle gratuit, il perçoit des revenus publicitaires (plus faibles mais non nuls) mais désormais l’internaute sera d’autant moins enclin à payer pour disons Le Monde si il peut consulter gratuitement les articles de Liberation. La conséquence est que le modèle payant risque de ne jamais dégager de profit, Le Monde est contraint de chasser le lapin…enfin d’adopter le modèle gratuit et nous voilà coincés en bas à droite dans la figure du dessus.

C’est ce que Edwy Plenel a appelé « l’erreur historique » de la presse. La croyance que la pub en ligne financerait le journalisme  ou l’incroyance que le modèle payant permettrait de la financer. Pour converger vers le bon équilibre de Nash (celui en haut à gauche), il faut que tout le monde décide plus ou moins simultanément d’adopter le modèle payant, la disparition du contenu gratuit ne laissant pas d’autres alternatives aux internautes que de payer pour du journalisme de qualité en ligne.

Pourquoi on y arrive…doucement.

Pour résoudre ce type de dilemme on invoque traditionnellement la nécessité de voir émerger la confiance entre les protagonistes, mais dans le cas de titres de presse en concurrence ça n’a pas beaucoup de sens. Une autre manière de converger vers le « bon » équilibre de Nash est de faire en sorte que les acteurs aient la même croyance, celle que le cerf va arriver, qu’il est donc préférable de ne pas céder à la tentation de chasser le lapin. La croyance que le modèle payant peut être rentable est donc primordiale et pour la favoriser il faut des « signaux ». Le New York Times est certainement l’acteur le plus observé du secteur, en clamant haut et fort le succès de son modèle payant il incite le reste de la presse quotidienne à basculer vers de nouveaux modes de tarification. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’épidémie de « paywall » qui a contaminé la presse en ligne ces derniers mois. A l’échelle hexagonale, Mediapart pourrait jouer ce rôle tant Edwy Plennel ne ménage pas ses efforts pour promouvoir sa stratégie du « tout payant » (le succès de Mediapart est en partie lié à l’auto-imposition d’une TVA réduite mais c’est une autre histoire) . Chaque succès du modèle payant qu’il soit réel ou romancé est une incitation à abandonner le modèle gratuit et permet de converger vers l’équilibre payant/payant qui nous l’avons vu évite la fuite vers la consommation gratuite. Paradoxalement le problème des moteurs de recherche (donc Google) qui cannibalisent la majeure partie des recettes publicitaires en ligne au détriment de la presse (qui fournit pourtant le contenu) pourrait involontairement aider à coordonner les acteurs autour de l’équilibre payant/payant.

Pourquoi on risque de ne pas y arriver.

« Vous savez comment on fait pour devenir millionnaire ? non ? et bien il faut commencer par être milliardaire et ensuite racheter un titre de presse » source : blague issue du monde des médias.

Après tout la presse a-t-elle vraiment vocation à être rentable ? Elle a toujours été un instrument de pouvoir (Stern, 2012) et il n’est pas exclu que l’audience ait plus de valeur que le résultat du compte d’exploitation. Quand Jeff Bezos rachète le Washington Post, que cherche-t-il ? ça conjecture pas mal sur le sujet (ici et ici). On peut sans trop de cynisme avancer deux hypothèses, la première est qu’il compte utiliser le contenu (le journal) pour vendre autre chose disons à tout hasard des kindle pour ensuite vous vendre des livres, du cloud, de la musique etc… seconde hypothèse : il peut être utile d’avoir un journal sous la main le jour ou le sénat discutera sérieusement de la neutralité du net (bon ça c’est cynique). De la même manière est-ce que Xavier Niel cherche vraiment la rentabilité lorsqu’il rachète Le Monde et presque rachète le Nouvel Observateur ? Et puis regardez Propublica ou encore WhoWhatWhy qui sont financés par le mécénat assumant ainsi le caractère non rival et non appropriable de l’information, dans ce cas c’est le cerf qui vous donne gentiment à manger CQFD.