marchés bifaces, discrimination et concurrence : chronique des neutralités sur Internet

La neutralité du net est un beau principe, certains diraient même « romantique ».

On le doit aux universitaires américains qui, aux temps héroïques de l’Arpanet (ancêtre de l’Internet), ont eu la bonne idée d’inscrire dans les protocoles et standards de communication le principe selon lequel, pour faire court, tous les paquets de 0 et de 1 se valent :les fournisseurs d’accès ne peuvent imposer aucune discrimination en fonction de la source ou du destinataire des données.

Ce principe est l’une des raisons principales de la croissance exponentielle du réseau depuis la fin des années 80. En donnant un ticket d’entrée gratuit à tous ceux qui voulaient innover, il a déclenché l’immense effet de réseau qui aboutit à l’Internet que l’on connait aujourd’hui.

Si Marc Zuckerberg avait dû, de sa chambre à Harvard, négocier avec chaque FAI pour accéder aux internautes, mes étudiants s’ennuieraient terriblement pendant mes cours et Skype n’aurait pu se développer au nez et à la barbe de ceux qui fournissent le téléphone en même temps que l’accès au réseau. Il est d’usage de représenter ce principe à l’aide d’un marché biface (ce sera notre hommage tardif au prix Nobel de Tirole).

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La neutralité du net impose la gratuité aux FAI sur la face « contenus et services » les obligeant à se rémunérer uniquement par la vente d’accès aux internautes. Comme le rappellent Curien et Maxwell  pour justifier cette gratuité imposée : « la neutralité de l’Internet peut être vue comme une politique d’aide à la création et à la fourniture de contenu sur internet ».

Tout le monde à sa chance et sera traité avec les mêmes égards que Google et Facebook, les portes de l’Internet sont grandes ouvertes, entrepreneurs du monde entier levez-vous et faites fortune  !!!

Le foisonnement d’innovations sur la face subventionnée attire les internautes qui attisent dans le même temps le désir d’innovation des « startupeurs » en herbe. C’est la force de cet effet de réseau indirect qui a permis le succès fulgurant de l’Internet. Pour s’en rendre compte il faut imaginer ce qu’il serait advenu sans neutralité du net : les fournisseurs de services auraient du payer les FAI, il y aurait eu moins d’innovation et les FAI auraient pu empêcher le développement de certains services qui leur faisaient concurrence (bref AOL serait encore là). Nul doute qu’Internet serait moins attractif et donc moins d’internautes, moins de blog, moins de réponses dans les forums, moins d’articles dans Wikipedia, moins de films sur torrent411, et moins de mails de millionnaires désireux de partager leur fortune avec vous…

Malheureusement, contrairement au train, une neutralité n’en cache pas forcément une autre et ceux qui ont profité de la neutralité du net pour constituer des empires pratiquent désormais une nouvelle forme de discrimination.  Cette pratique inquiète parce qu’elle ouvre la voie  à de nombreux abus et menace, d’une certaine manière, la création et la diversité des contenus en ligne.

…..faites entrer les Géants du Web et leur principe de non neutralité des plateformes.

Pour l’essentiel, les géants du web sont des plateformes qui mettent en relation différentes faces de marché. Les utilisateurs sont toujours à droite et les fournisseurs de services et de contenus à gauche mais désormais pour rencontrer les consommateurs ils doivent faire en sorte d’être présents sur la première page d’un moteur de recherche, parmi les applications les plus téléchargées sur un store ou mis en avant dans les recommandations d’une marketplace.

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Jusque là tout va bien, après tout c’est le jeu du marché : les plus offrants, les plus malins ou les plus innovants auront les meilleures places sur les plateformes et pourront rencontrer les utilisateurs…. Marc Levy, Candy Crush ou expedia.fr s’en sortent bien et c’est terriblement mérité. 😉

Mais les plateformes ont bien compris qu’en intégrant la chaîne de valeur elles pouvaient tirer pleinement partie des effets de réseaux indirects (apparition de la flèche rouge) et c’est à ce moment là que les plateformes cessent d’être neutres. 

Une discrimination insidieuse se met petit à petit en place et ses formes sont variables  mais ne manquent jamais de fausser la concurrence en favorisant les services et contenus proposés par la plateforme, menaçant d’une certaine manière la création et la diversité des contenus.

Google a ainsi pris l’habitude de manipuler les résultats de son moteur de recherche pour favoriser ses services ou tout bonnement  supprimer le compte adwords des contenus gênants. Baidu, le « Google Chinois », probablement animé par des motivations différentes, utilise également l’opacité de son algorithme pour filtrer le contenu de son moteur de recherche.

Amazon, quant à lui ne se cache pas de sanctionner les éditeurs qui refusent de baisser leurs prix et nul doute qu’à l’avenir les recommandations de leurs algorithmes feront la part belle aux contenus édités par Amazon lui même. Apple lui aussi profite de l’hégémonie de son « Store » pour évincer les empêcheurs de « vendre » ou s’arroger le droit de distinguer le vice de la vertu.

Tout ceci est-il bien légal ? Récemment le CNNUM a émis un avis sur le sujet avec des recommandations intéressantes, et la Commission européenne s’interroge sur ces pratiques.  En attendant, beaucoup d’entreprises se disent étranglées par ces comportements qui rappellent ce que faisait Microsoft à la fin des années 90 avec Netscape ou les autres développeurs innovants. La lenteur de la réaction des pouvoirs publics avait finalement permis à Microsoft de passer entre les gouttes.

Nous ne sommes probablement qu’au début de cette nouvelle forme de discrimination et il est difficile d’estimer quel sera son impact sur la diversité des contenus et l’innovation. La principale difficulté sera certainement de prouver l’existence de pratiques anticoncurrentielles (ou l’« abus de position dominante » puisque c’est comme ça que l’article L.420-2 du code de commerce considère les pratiques commerciales discriminatoires). Les « GAFAM » sauront se cacher derrière leurs algorithmes ou ouvrir le code dans de justes proportions.

Je termine par une devinette : qui a déclaré  devant la court suprême argentine Search engines are neutral platforms that do not create nor control content on the web ?

Le numérique et l’emploi….je t’aime un peu, beaucoup ou pas du tout ?

Ne pas se tromper de politique publique est forcément quelque chose de délicat. Or sur la question du numérique et de la création d’emploi, il n’est pas facile de se faire une opinion.

En 2011, deux chercheurs E. Brynjolfsson et A. Mc Afee publiaient un essai dans lequel ils dénonçaient le risque sérieux que le numérique faisait peser sur la croissance, en permettant aux machines de se substituer trop vite à l’être humain. Ils actualisèrent et étendirent ce document dans un livre paru en 2014, « The Second Machine Age ». Notant les progrès réalisés en algorithmique, traitement des données et bien sûr, capacité de sans cesse croissante de calcul des microprocesseurs, ils affirmaient que la machine remplacerait rapidement l’être humain dans des tâches auparavant considérées comme trop complexes pour être confiées à un automate , par exemple conduire une voiture. Ils en venaient à affirmer que les progrès effectués par les robots  conduiraient à des restructurations massives au sein des ateliers, des entrepôts, comme déjà le travail de bureau avait été profondément modifié par la diffusion de l’informatique. Mais surtout ils notaient que les progrès exponentiels dans les capacités des circuits intégrés (« Loi de Moore ») conduisaient ce remplacement de l’homme par la machine  à être de plus en plus rapide.

Après tout, ceci n’est pas nouveau : l’histoire de la Révolution Industrielle est un processus permanent de « substitution du capital au travail », avec son lot de misère, de drames et de révoltes. En France celle, célèbre, des canuts lyonnais contre les métiers à tisser automatiques, n’en est qu’un exemple, dont chaque pays touché par la modernité pourrait aussi apporter le témoignage. Pourtant au final, le progrès technique procure de la richesse pour tous, les emplois perdus étant remplacés par des emplois nouveaux sur lesquels finissent par se déverser ceux que la machine a mis au chômage.

Mais le « dommage collatéral » de ce que Schumpeter appelle la « destruction créatrice », pourrait, selon nos auteurs, se transformer aujourd’hui en catastrophe de la taille d’un tsunami. Leur argument est simple : avec un progrès qui suit une loi exponentielle, les emplois que l’on peut perdre, pourraient être l’an prochain en nombre égal à tous ceux que l’on a perdu depuis que le numérique est apparu. Brynjolfsson et Mc Afee utilisent la métaphore du grain de riz et du jeu d’échecs pour illustrer leur propos. Si on met un grain de riz sur la première case d’un échiquier, deux grains sur sa voisine latérale, puis 4 grains sur la suivante, 8 grains sur celle d’après etc .,  on a accumulé un certain nombre de grains lorsqu’on est à la moitié de l’échiquier, mais dans la case suivante on en mettra autant que la somme des tous les grains déposés jusque-là. Si le stock de grains de riz est limité, on aura mis longtemps à le vider à moitié en déposant les grains sur l’échiquier, mais  à l’ instant l’autre moitié sera également perdue.

Leur argument est donc simple : Le numérique provoque un rythme de remplacement de l’homme par la machine auquel la société ne peut plus répondre en créant des emplois de substitution. Cela engendre un chômage de plus en plus grand, mais surtout celui-ci va s’accélérer dans les années qui viennent. Cette thèse a ensuite été reprise et élaborée par d’autres chercheurs. Ainsi Osborne et Frey ont utilisé un protocole à la fois statistique (fondé sur l’observation du passé) et heuristique (s’appuyant sur les opinions « d’experts » en robotique) pour évaluer dans les dix prochaines années la probabilité de substitution des emplois par des robots. Ils suggèrent ainsi que si un orthophoniste ou un gérant hôtelier a 3 à 4 chances sur mille de pouvoir être remplacé par un robot ou un automate dans les dix ans à venir, la probabilité passe à 98% pour un arbitre sportif ( !), un comptable ou un agent immobilier. Cette probabilité est de 40% pour un réparateur d’ascenseur, de 54% pour un embaumeur ( !), de 55% pour un réparateur de télévision. Bien entendu tous les emplois menacés ne le seront pas instantanément, tout dépendra des coûts respectifs du robot ou de l’automate, et du salarié. Ce qu’indique l’étude de Osborne et Frey, c’est la possibilité technique de substitution avec un niveau de performance équivalent. Le papier de Osborne et Frey donne le cadre de ce que pourrait être cette accentuation du rythme de substitution des emplois humains par celui des « machines ».

Cette thèse de Brynjolfsson et Mc Afee qui reste au final difficile à vérifier, bouleverse beaucoup d’idées reçues et rompt avec un débat qui agite les spécialistes du numérique depuis près de 30 ans : quel est l’impact véritable du  numérique sur la croissance ? Depuis le paradoxe de Solow, énoncé par son auteur en 1987 (« on voit les ordinateurs partout sauf dans les statistiques » – sous- entendu celles de la croissance et de la productivité -) deux thèses s’affrontent : pour la plupart des auteurs le numérique a un impact positif sur la productivité, donc sur la croissance ; c’est ce que reprennent la plupart des gouvernements qui font des TIC un vecteur de de dynamisme dans l’économie. Dans le récent plan annoncé en décembre 2014 par le Président de la Commission Européenne J.C Juncker, le numérique figure explicitement comme une des cinq priorités. La présidence lettone de l’UE qui prend effet au 1/1/2015, mentionne également le numérique comme un de ses trois objectifs politiques.

S’appuyant également sur cet axiome,  trois rapports sont récemment parus en France, celui de Philippe Lemoine, du cabinet Roland Berger et de Mc Kinsey, qui disent tous à peu près la même chose : Le numérique bouleverse l’économie, et les entreprises françaises ont pris du retard dans son adoption, ce qui les pénalise. Une consultation publique lancée par le Conseil National du Numérique en Octobre 2014 jusqu’à la mi-janvier, va également dans cette direction et propose notamment un ensemble de mesures pour combler ce retard.

Mais si la thèse des vertus du numérique quant à la croissance est  très largement répandue, certaines voix dissonantes affirment que cet impact est loin d’être évident. C’est notamment le cas de Robert Gordon ici qui depuis le milieu des années 90, tente de montrer que la « révolution du numérique » n’a pas du tout le même impact que les autres révolutions technologiques (machine à vapeur et chemin de fer, électricité et chimie). Un de ses récents papiers suggère par exemple que les progrès actuels du  numérique (smartphones, tablettes, vidéo à la demande…) sont principalement consacrés à la consommation de loisir et n’ont aucun impact sur la productivité des entreprises. Du coup les gains de productivité se concentrent dans le secteur de production du numérique uniquement, sans affecter le reste de l’économie. Pire, Gordon considère que les USA (économie qui est de loin la plus productive en matière de numérique), sont entrés dans une phase séculaire de faible croissance de la productivité, donc d’accumulation des richesses. C’est la thèse du « déclinisme » par rapport aux économies émergentes.

Ainsi par rapport à cette question clé qui est : qu’apporte le numérique aujourd’hui, il y a, avec la récente thèse de Brynjolfsson et Mc Afee, trois visions :

  • Le numérique n’a que très peu d’impact, surtout en comparaison avec les autres révolutions industrielles (Gordon)
  • Le numérique a un impact essentiel, et tout retard dans son adoption est une erreur économique et politique (OCDE, UE, presque tous les gouvernements)
  • Le numérique a un impact trop fort, qu’on risque rapidement de ne plus maîtriser ( Brynjolfsson et Mc Afee).

Ces thèses apparaissent irréconciliables. Pourtant les mettre en regard peut masquer l’essentiel : le numérique, comme tout vecteur du progrès technique, ne réalise pleinement ses effets que si la société s’en approprie les vertus et en limite les risques. Cela passe très souvent par de profondes mutations organisationnelles, tant chez les acteurs économiques que dans la société, voire dans l’ordre juridique. Ce sont ces mutations qu’il faut analyser et comprendre pour déterminer laquelle de ces trois thèses a le plus de chances d’être vraie. Gordon pense que les mutations organisationnelles n’ont que peu à voir avec le numérique, les gouvernements pensent qu’il est de leur responsabilité de susciter un cadre propice à ces mutations (certains gouvernements comme ceux de Corée ou du Japon considèrent même qu’il faut une forte aide publique à l’investissement dans le numérique), et Brynjolfsson et Mc Afee pensent que c’est dans les activités créatrices celles que la machine mettra le plus de temps à remplacer, que réside le salut des économies avancées : On voit que les recommandations en termes de politiques publiques sont très différentes.