Pour ceux qui ont connu Napster et les premiers échanges massifs de biens dématérialisés sur Internet à la fin des années 90, l’histoire et l’évolution des réseaux P2P à quelque chose de fascinant. Ce qui est remarquable c’est la manière dont ces réseaux ont évolué pour organiser leur survie et s’adapter aux problèmes que rencontrent toute action collective qui se construit autour d’un bien présentant des aspects de « non-exclusivité » (je ne peux pas ou difficilement empêcher quelqu’un de le consommer), ce problème c’est le « passager clandestin », le « free rider » ou plus simplement le comportement opportuniste.
Ce n’est pas la seule difficulté que ces réseaux ont rencontré tout au long de leur évolution. Bien évidemment ces réseaux doivent en permanence s’adapter aux contraintes judiciaires et réglementaires. Chacun peut penser ce qu’il veut mais on doit globalement reconnaître que la quasi totalité des contenus qui circulent enfreignent les droits d’auteur et de copies. Les ayants droit ont globalement tout essayé pour limiter l’impact du P2P, attaquer en justice les concepteurs de plateformes et de logiciels (Napster, Kazaa, thepiratebay) faire saisir des serveurs ou des trackers (Razorback, Oink..) ou encore poursuivre les internautes (Hadopi, affaire Jamie Thomas aux US). L’architecture décentralisée et l’existence d’un grand nombre de petites communautés rendent les deux premières mesures peu efficaces, quand à la troisième celle qui vise à punir les internautes, en plus d’être d’une grande impopularité et peu efficace, elle se heurte aux nombreuses alternatives mises à disposition des « pirates » pour se procurer illégalement du contenu (streaming, cyberlocker, newsgroup, attendre patiemment que ses amis ou collègues viennent à la maison avec leur disque dur).
Finalement le plus gros problème des réseaux P2P était de faire face aux comportements opportunistes de ces membres. Comme chaque fois qu’un bien est non exclusif la tentation est grande d’en profiter sans y contribuer. Et sur Internet l’information est très souvent non exclusive, c’est même cette « ouverture » qui a permis l’immense effet de réseau à l’origine du développement de l’Internet (cf chapitre 3 du livre en haut à droite de cette page si vous voulez en savoir plus).
Ces comportements opportunistes ne sont pas très grave si le bien est non-rival (plusieurs personnes peuvent le consommer en même temps) mais devient un problème quand il vient amputer les bénéfices de ceux qui contribuent. Le problème des réseaux P2P est que si tout le monde télécharge sans mettre à disposition des autres le produit de leur téléchargement, le système marche beaucoup moins bien. Pour résumer, un individu rationnel s’empresse de télécharger le dernier Walt Disney et le retire rapidement de son dossier de partage, il évite ainsi de mobiliser sa bande passante et par la même occasion ne prend pas le risque de se faire prendre en train d’enfreindre le droit d’auteur. Notez qu’à quelques nuances près cet arbitrage vaut également pour une contribution sur Wikipedia (je peux en profiter sans jamais contribuer sur la plateforme), sur un forum ou d’autres types de communautés contributives non exclusives. Mais le réseau P2P présente des aspects de « rivalité » qui font que le comportement opportuniste empêche le réseau de bien fonctionner pour ceux qui coopèrent (ceux qui ne contribuent pas encombrent d’une certaine manière le réseau avec leur téléchargement et empêchent les fichiers de circuler rapidement).
Le jeu du bien public
Avec Godefroy on a pris l’habitude d’utiliser l’économie expérimentale pour expliquer la « survie de la coopération » dans le contexte des communautés en ligne (en général les étudiants aiment bien jouer à ces jeux et l’enseignant aussi d’ailleurs). Les résultats synthétisent l’histoire des réseaux P2P en quelques sessions du jeu du bien public.
Pour plus de détails sur le jeu du bien public voir ici, mais pour résumer chaque joueur reçoit X jetons et choisit la part qu’il garde et la part qu’il met au pot commun, pour chaque jeton mis au pot commun TOUS les joueurs reçoivent une somme positive, ainsi chaque fois que quelqu’un abonde au pot commun il génère un effet positif pour tous les membres du jeu (si je possède 10 jetons et que j’en mets 1 au pot tous les autres joueurs recevront 1 €). La stratégie rationnelle consiste à ne jamais donner au pot et à profiter de la générosité des autres alors que pour maximiser le bien être collectif il faudrait que tous le monde mette tout ses jetons au pot. L’analogie avec le réseau P2P est assez facile chaque fois que quelqu’un met un fichier à disposition, tout les autres peuvent le télécharger et en profiter (techniquement ils peuvent même tous le télécharger en même temps dans le mesure ou les fichiers sont partagés en de nombreux petits morceaux) mais individuellement tout le monde a intérêt à le télécharger sans le partager. J’ai fait jouer 18 étudiants de la License Masertic 8 fois consécutivement en utilisant la merveilleuse plateforme veconlab et les résultats (qui sont assez classiques) sont résumés dans le graphique ci-dessous. Sur le graphique de gauche avec les points bleus (en abscisse les sessions et en ordonnée le montant du pot et donc le niveau de coopération). Sur le graphique de droite avec les points roses, le même jeu sauf que l’on donne au joueur la possibilité de punir ceux qui ne coopèrent pas (en les privant d’une partie de leur gain).

En quoi ce jeu donne une bonne illustration de l’évolution des réseaux P2P ? Une fois passé l’engouement initial pour ces nouveaux réseaux (Napster, Fasttrack, Gnutella) le niveau de coopération a rapidement chuté, les « leechers » (c’est à dire ceux qui téléchargent sans laisser leur fichier à disposition pour les autres) ont pris de plus en plus d’importance au point de menacer la survie des réseaux P2P. Le plus gros problème concernait la disponibilité des fonds de catalogue, les fichiers les moins « populaires » ceux qui étaient mis en partage par peu d’individus, et qui disparaissaient si les quelques individus qui les proposaient ne jouaient pas le jeu.
Bittorrent: le coopérateur masqué
Alors le réseau a organisé sa propre survie et c’est là qu’on passe au graphique de droite (celui avec les points roses) avec dans le rôle de Zorro, Bram Cohen, qui inventa le protocole Bittorrent. Sans rentrer dans les détails, ce nouveau protocole de communication oblige les téléchargeurs à partager les fichiers au moins le temps du téléchargement (pour la petit histoire Bram Cohen affirme que le protocole Bittorrent est une application du principe de tit-for-tat bien connu des spécialistes du jeu du dilemme du prisonnier itéré, voir les tournois d’Axelrod,). Bittorent s’est révélé très efficace pour partager des fichiers de grandes tailles (les films et les séries ;-)) mais ce n’était pas suffisant ce qui a vraiment fait la différence c’est l’apparition des communautés privées (private tracker). Les « pirates » se sont regroupés en plus petit comité dans des groupes plus ou moins fermés (il faut parfois être recommandé par quelqu’un pour y entrer mais la plupart du temps il suffit de s’inscrire) et ont surtout établi des règles de partage. La plus connue est celle dite du « ratio », la communauté enregistre votre activité et plus précisément le ratio des données que vous téléchargez rapporté aux données que vous avez transférées aux autres et en dessous d’un certain seuil (défini au sein de chaque communauté) vous êtes puni, la punition peut aller d’une impossibilité de télécharger pendant quelques temps au bannissement de la communauté. Regardez l’effet sur les niveaux de coopération de l’introduction de la possibilité de punir sur le jeu du bien public (graphique de droite avec les points roses) et bien il s’est passé à peu prés la même chose sur les réseaux P2P, les utilisateurs ont massivement coopéré. Dans ce papier on avait suivi quelques temps ces communautés pour constater qu’effectivement les taux de partage y sont impressionnants et que la mise en place de règles comme le « ratio » joue un rôle positif sur la coopération.
L’histoire des réseaux P2P est une bonne illustration de la puissance du jeu du bien public, à la fois s’agissant d’expliquer la généralisation des comportements opportunistes mais aussi pour montrer qu’un minimum de « règle » permet de « renverser la vapeur » pour permettre à l’action collective de « survivre ». Avec un peu d’imagination on peut également tirer de ce jeu un certain nombre d’enseignements pour expliquer l’évolution des contributions dans Wikipedia ou au sein de certaines communautés d’expérience ou de pratique à la différence notable que ces dernières, parce qu’elles produisent un bien réellement non rival (des 0 et des 1 qui engorgent peu les tuyaux), rendent « les passagers clandestins » moins gênants. Notons qu’Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel d’économie pour avoir identifié ce mécanisme de constitutions de règles. Pour plus de détails allez voir le chapitre 4 de notre ouvrage, paragraphe 1.3.2 😉